Ali Farka Touré  

DECES DE ALI FARKA TOURE - Le blues perd l'une de ses précieuses "racines"

"Je connais l'esprit qui m'a donné le don et je me souviens de cette nuit à Niafunké (la ville natale de Touré). C'est une nuit que je n'oublierai jamais. J'avais environ treize ans. Cette nuit, je causais avec des amis. Je tenais dans mes mains le jurukelen (une guitare à une corde). Je me promenais tout en jouant des morceaux de musique ordinaire juste pour la forme. Il était environ 2 heures du matin. Je suis arrivé à un lieu où j'ai vu trois jeunes filles arrêtées comme en escaliers, l'une plus grande que l'autre. J'ai soulevé mon pied droit. Mon pied gauche ne pouvait pas bouger. Je me suis arrêté dans cette position jusqu'à 4 heures du matin. Le jour suivant, je suis allé aux bords des champs. Je n'avais pas mon instrument avec moi. J'ai vu un serpent qui portait une marque étrange sur sa tête. Un serpent. Je me rappelle encore sa couleur. Il était noir et blanc . Pas de jaune ni d'autres couleurs, juste du noir et du blanc. Le serpent s'est enroulé autour de ma tête. Je m'en suis débarrassé. Il tomba à terre et entra dans un trou. Je me suis sauvé. C'est à ce moment que j'ai subit des attaques."

"Je suis entré dans un monde nouveau. Il est différent de celui de votre état normal, vous n'êtes plus la même personne. Vous ne sentez plus rien, que ça soit le feu, l'eau où qu'on vous batte. J'ai été ensuite envoyé au village de Hombori pour recevoir des soins pendant une année. Quand j'ai retrouvé ma santé, je suis rentré chez moi en famille. Les esprits m'ont bien accueilli, alors j'ai recommencé à joue de la musique. Je possède tous les esprits. Je suis né parmi eux et j'ai grandi parmi eux."

Le Niger est la plus grande artère fluviale qui traverse le désert du Mali, une pièce d'argent miroitante où la vie semble aller normalement sans changement comme il en a été depuis des siècles. Quand on voyage par bateau pour aller à Niafunké, la ville adoptive de Ali, située au nord du pays, on a l'impression que le temps s'arrête. Les longues et étroites pirogues voguent bas sur l'eau, chargées de filets de pêche, de marchandises et de passagers ; les bateliers frayent leur passage dans les bas-fonds entre les îlots d'arbustes et d'herbes jaunes. De chaque côté, sur un horizon sans fin de sable et de rochers brûlants, de steppe et de terrain broussailleux, s'étend le Sahel. Les cieux bleus et voilés, la terre jaune et rouge, les villages en banco de couleur grise, les rochers noirs parsemés de champs verts, brillants, laborieusement arrosés par les paysans du village. Ali est l'un de ces paysans et c'est cela qui constitue sa couleur musicale.

Le fleuve Niger à sa propre vie. Pendant la saison sèche, il se rétrécit en forme de serpent ondulé entre les vastes bancs de sable qui s'étendent sur un kilomètre ou plus. Pendant la saison des pluies ses eaux placides inondent les plaines, formant des lacs qui peuvent être furieux comme l'océan. Du coup une rivière silencieuse se forme avec des vents mugissants et des orages torrentiels apportant comme par vengeance la pluie tant attendue, couvrant des bancs de sable avec une couche d'herbes émeraude temporaires.

Pour se rendre à Niafunké situé au nord du Mali, le lieu où Ali vit avec sa famille sur ses terres, vous pouvez aller soit par voiture pendant la saison sèche ou par bateau durant de courtes périodes de l'année à partir de Koulikoro à l'est de Bamako. Lors du voyage lent et pénible sous une chaleur accablante, le paysage broussailleux disparaît par intermittence à l'aperçu flou d'un petit village ou d'un grand troupeau d'animaux à l'horizon. Après les pluies le Bateau s'arrête au niveau des jolies villes riveraines de Djenné et Mopti, avance doucement en dépassant les majestueuses mosquées en banco avec leurs tourelles en forme de gâteau de mariage et leur surface crémeuse ; la flottille de pirogues peintes de motifs abstraits rouge, blanc, bleu et vert ; les jeunes filles lavant des habits sur des bancs de sable ; les femmes marchandes vendant de la poterie, des fruits et des légumes ; des pêcheurs apprêtant des filets…L'appel du muezzin à la prière descends le courant à la dérive. C'est un voyage qui prend du temps qu'il faille mettre à profit pour méditer sur la force, la diversité et le rythme naturel de la culture locale dans laquelle la musique de Ali se trouve fortement enracinée.

Ali est né en 1939 dans le village de Kanau près de Gourma Rharous situé au bord du fleuve Niger dans la partie nord-est du Mali. Il était le dixième garçon de sa mère mais fut le seul à survivre à l'enfance. "J'ai perdu neuf frères du même père et de la même mère. Le nom que je porte est Ali Ibrahim. Mais il est une tradition en Afrique de donner un surnom étrange à votre unique enfant si vous avez perdu tous les autres". Le nom traditionnel qu'on a donné à Ali est "Farka" signifiant "Âne", un animal admiré à cause de sa force et de sa ténacité. "Mais laissez moi vous dire clairement une chose" dit-il "je suis l'âne sur lequel personne ne peut monter".

Dès l'enfance, Ali perdit son père qui servait dans l'armée française. Alors sa famille se déplaça vers le sud en suivant le fleuve pour venir s'installer à Niafunké leur résidence actuelle. Avec une population de plus de 20.000 habitants, Niafunké est l'un des gros villages dispersés dans cette région aride semi désertique. Le calme et la sérénité qui caractérisent cette ville sont dus en partie au manque d'électricité et de lignes téléphoniques. En plus il y a toujours la brise fraîche provenant du fleuve. Les habitants vivent de l'agriculture, l'élevage et la pêche et une grande partie du travail consiste à irriguer la terre. Touré aime la vie de ce milieu et y mène une vie paisible avec sa femme et ses 11 enfants.

Niafunké vit au rythme de l'activité commercial de son quai qui s'anime habituellement à chaque fois que le bateau fait escale, devenant ainsi un lieu frénétique dû aux cris des marchands, des colporteurs et des voyageurs. Après le départ du bateau, la vie monotone d'une petite ville sahélienne reprend. La musique est le plus souvent jouée lors des mariages, des cérémonies de baptême et de circoncision d'enfants qui déroulent en plein air dans une cour et dans les rues pleines de sable, avec des musiciens jouant une variété de musique de genre élégant tel que le takamba et le hekkam touareg. Les gens écoutent également la musique de la radio et des magnétophones et ici ils ont une préférence pour la musique locale. Tout se passe bien que la vie à Niafunké soit dominée le plus souvent par les durs travaux champêtres.

Ali est le plus célèbre citoyen de Niafunké. Bien qu'il soit internationalement connu en tant que musicien, il se considère plutôt comme un paysan. Au Mali, la musique, bien qu'elle passe avant toute autre chose est principalement l'apanage des hommes de caste qui, de façon héréditaire ont pour rôle de chanter les louanges des familles nobles et de parler de leurs généalogies. Ali vient d'une famille noble. Dans sa famille il n'y a pas de tradition basée sur la musique. Mais très tôt dans sa vie Ali a été attiré par la force de la musique. Il est né "enfant du fleuve"

A Niafunké comme presque partout au Mali, la religion dominante est l'islam et Ali est un pieux musulmans. Dans cette partie du monde, l'islam coexiste avec une plus grande croyance indigène basée sur le pouvoir mystérieux du fleuve Niger. Ainsi selon cette croyance, il existe sous l'eau un monde de génies mâles et femelles appelés ghinbala. Ces génies ont leur personnalité, leur histoire, leurs couleurs symboliques et leurs objets rituels, tous décrits de façon vivante dans la mythologie locale. Ces djinns contrôlent les deux mondes spirituel et temporel. Lorsque l'harmonie entre ces deux mondes est rompue comme il est souvent inévitablement le cas dans ce milieu dur et imprévisible, s'il y a des maladies inexplicables ou des calamités naturelles imprévues, les gens se réunissent pour faire des cérémonies de sacrifices lors desquelles la musique et la danse constituent l'activité centrale. Ainsi grâce à la musique, les génies peuvent accepter les offrandes et s'ils les acceptent, cela est considéré comme un signe de bon augure. Les gens qui ont le don de communiquer avec les esprits sont appelés "enfants du fleuve".

Ali n'a pas été scolarisé et son enfance a été marquée par le travail de la terre. Mais il fut aussi fasciné par la musique jouée lors des cérémonies spirituelles dans les villages situés le long du fleuve Niger. Au cours de ces cérémonies, il s'asseyait et écoutait avec stupéfaction les musiciens chanter et jouer les instruments favoris des esprits : le jurukelen (guitare à une corde), le njarka (violon à une corde) et le Ngoni (guitare traditionnelle bambara à 4 cordes). La famille de Ali n'a pas accordé d'intérêt à la musique ainsi le jeune garçon n'a pas été encouragé à faire de la musique. Cependant avec son acharnement et son auto détermination, il fabriqua à l'âge de 12 ans son premier instrument musical, le jurukelen (qu'il a offert à Ry Cooder comme cadeau).

Ali a très facilement appris à jouer la guitare bien qu'il ait souffert des maladies causées par son contact avec le monde des esprits. Quand il tomba malade, il fut envoyé à Gourma Rharous pour se soigner. De son retour il a été très vite remarqué pour son don de communicateur avec les esprits. Dans ce domaine il fut beaucoup influencé par sa grand-mère Kounandi Samba qui fut dans la région, une célèbre prêtresse du ghinbala. Mais après la mort de cette dernière, on l'empêcha de prendre la relève. "A cause de l'islam je ne veux pas m'intéresser beaucoup ces genres de choses… Ces génies peuvent vous faire du bien ou du mal, alors je parle d'eux uniquement dans mes chansons. Mais je ne veux pas oublier ces pratiques car elles font parties de ma culture". Ali emporte toujours avec lui son njarka lors de ses voyages ou ses séances d'enregistrement de musique des génies qu'il écoute à chaque fois qu'il a du temps. Il parle de ces génies dans la plupart de ces chansons.

Pendant son adolescence Ali a travaillé comme taximan et mécanicien d'automobile. Il a aussi passé une partie son temps à conduire les pirogues ambulances. Il voyagea beaucoup pendant ces temps et continua à jouer la musique lors des cérémonies pour le simple plaisir. Il accompagna les petits groupes musicaux et certains chanteurs. Déjà à 20 ans il savait parler couramment 7 langues du Mali et maîtrisais le Ngoni (instrument traditionnel à 4 cordes), le violon njarka et la flûte peul en bambou, ces nombreux voyages lui ont permis de rencontrer plusieurs maître de la musiques. Ainsi il acquerra un vaste répertoire musical et légendaire. "Je devais me servir de l'expérience des grands de la musique, morts ou vivants, pour devenir un bon musicien. Cette expérience m'a permis d'apprendre beaucoup sur la musique concernant sa culture, sa biographie, sa légende et son histoire".

Ali fait partie de l'ethnie sonrhaï qui constitue la majorité de la population de Niafunké. Les autres langues parlées dans la région sont le peul (la langue des bergers peuhl nomades), le bozo, le bamanan, le dogon, le zarma et le tamascheq (la langue des touaregs). Touré sait chanter dans toutes ces langues mais la majorité de ses chansons est du répertoire sonrhaï et peul.

En 1956 lors d'un de ses voyages, Ali assista à une prestation du ballet national de Guinée dirigé par le grand guitariste Fodéba Keita. "C'est en voyant ce dernier jouer la guitare que j'ai juré de devenir guitariste. Je ne sais pas quelle guitare il jouait, mais je l'ai beaucoup appréciée. J'ai senti que je pouvais faire comme lui et que je pouvais le prouver". Ali a commencé à emprunter des guitares pour s'exercer. Il trouva qu'il était facile de jouer les notes de sa guitare traditionnelle sur l'instrument occidental. Presque en même temps il apprit à jouer les instruments à percussion, les tambours et l'accordéon (il a même un peu interprété la musique de Charles Aznavour).

Après l'indépendance du Mali en 1960, Le nouveau gouvernement, sous la présidence de Modibo Keita, lança à travers le pays une politique de promotion des arts. Ainsi des troupes culturelles furent créées dans chacune des 6 régions administratives du Mali. A partir de 1962 Ali travailla avec la troupe du district de Niafunké. Il était à la tête d'une troupe de 117 personnes, s'occupant des séances de répétition et de la composition des chansons. En même temps il était le guitariste de la troupe. Il fut très fier de cette troupe qui fit des succès lors des compétitions biennales qui se sont déroulées à Mopti pendant les années 1960. Ali a aussi remporté de Nombreux prix dans les compétitions athlétiques. "J'ai donné le meilleur de moi-même afin que mon village adoptif soit primé. J'aime beaucoup mon village".

En 1968 (l'année de renversement de Modibo Keita par Moussa Traoré), Ali effectua son premier voyage hors de l'Afrique lorsqu'il fut sélectionné (ensemble avec des guitaristes Kèlètigui Diabaté et Djelimadi Tounkara) pour représenter le Mali au festival international des Arts qui s'est déroulé à Sofia en Bulgarie. Le groupe a joué des morceaux de musique traditionnelle. Ali jouait différents instruments tels que la guitare, la flûte, le jurukelen et le njarka. Ce fut d'ailleurs à Sofia, le 21 avril 1968 qu'il acheta sa première guitare.

En 1970, Ali fut obligé de quitter Niafunké pour s'installer à Mopti à cause de ses occupations. Plus tard il s'installa à Bamako où il travailla à la radio Mali en tant que dépanneur pendant une décennie. Il fut membre de l'orchestre de Radio Mali. En 1973 ce groupe est disloqué. A partir des années 60 Ali commença a être un grand de la musique traditionnelle malienne à cause de ses chansons accompagnées de flûte et de ngoni diffusées par Radio Mali. Dans les années 70, c'est avec sa guitare qu'il fut davantage connu dans le pays à travers les émissions de Radio Mali. Sur conseils d'un ami journaliste, il envoya une partie de son enregistrement à la maison disque SonAfric à Paris. Au bout de quelques mois la première cassette de Ali Farka (l'une des premières cassettes commercialisées de la musique malienne) fut lancée sur le marché. Les 4 chansons de cet album sont toutes inclues dans la présente collection. Après cela Ali continua de faire des enregistrements à Bamako et les envoyer à Paris. Au total il lança 7 albums sur le marché. De nos jours, les 5 premiers de albums sont rares à trouver.

Les années 1970 furent marquées par une activité musicale intense au Mali. Ce fut également une période où un riche mélange de genres musicaux arrivait pour la première fois à Bamako. D'une part il y avait la musique malienne traditionnellement riche et diversifiée et d'autre part, il y avait des genres musicaux étrangers qui influençaient les orchestres locaux.

Les influences majeures de l'époque étaient la musique cubaine avec ses pas de danse, la rumba venant de Congo kinshassa, le style guitare de la Guinée et les afro américains tels que James Brown, Otis Redding et Areta Franklin. Ali reste toujours comme il le dit, particulièrement fan de tous ces musiciens à cause des similarités qui existent entre leur musique et la sienne.

De toutes ces musiques, le blues est la musique qui l'a fasciné le plus à cause de sa similarité avec la sienne. En 1968 un de ses amis étudiants lui fait écouter des disques de James Brown, Jimmy Smith, Albert King et John Lee Hooker. Il fut sur-le-champ marqué par l'idée que "cette musique vient de chez lui". Dans la musique de Hooker spécialement, il entendit les notes de la musique Tamascheq. Les disques de Otis Redding et de Hooker sont toujours très écoutés à Niafunké. Bien que Touré ait été beaucoup impressionné par la musique de Hooker, il affirme n'avoir pas été influencé par ce dernier. C'est plutôt pour lui la confirmation internationale de la valeur de ses propres traditions.

Durant les années 1970 Ali a une belle réputation de carrière artistique en solo au Mali : il a joué le rôle de pionnier dans l'adaptation de la musique Sonrhaï, peul et tamascheq à la guitare. Même de nos jours rares sont ceux qui ont fait comme lui. Sa personne charismatique, sa voix fine et sa technique particulière de jeu de guitare, son bon look et sa personne énigmatique font de lui une personne célèbre. Il est resté de façon intransigeante relié à sa musique traditionnelle, refusant de "se vendre". Dans ses chansons il parle de l'amour, l'amitié, la paix, la terre, des génies, du fleuve et du Mali. Tout cela se dit dans une métaphore dense.

En 1987, Ali effectua un autre voyage hors de l'Afrique (après celui de Sofia en 1968). Cette fois-ci il alla seul pour donner son premier concert. C'est dans un état détendu et de grande confiance en sa musique qu'il réussit à donner de façon impérieuse une série de concerts, rassemblant beaucoup gens. Dans la même année son premier enregistrement avec World Circuit, la petite étiquette indépendante britannique, fut un succès immédiat. Dès lors il a entrepris de nombreuses tournées en Europe, aux Etats Unis, au Canada et au Japon et a enregistré cinq albums pour World Circuit. Ses derniers enregistrements ont été faits avec plus de moyens techniques. Ali a collaboré avec des artistes internationaux tels que Ry Cooder et Taj Mahal. Mais ces premières cassettes enregistrées dit-il "lorsque j'étais totalement fou de la guitare" ont leur valeur à part.

Propos recueillis par Lucy Duran Traduit par Sylvestre Dacouo

Maj 11/01/04