Cheick Tidiane Seck

Photos: Lucille Reyboz

Du Super Rail Band à MandinGroove

Cinquante ans. Il aura fallu attendre tout ce temps pour l’entendre enfin sous son nom. Et pourtant, Cheick Amadou Tidiane Seck n’est pas né de la dernière pluie de CD. Non, le natif de Ségou en 1953 en a gravé plus d’un, depuis qu’il est entré dans le monde de la musique. C’était au début des années 70, alors qu’il enseignait encore les arts plastiques à Bamako. “J’étais très branché par toute la musique populaire afro-américaine, et mondiale, Louis Armstrong, James Brown, Marvin Gaye… Plus jeune, je dirigeais un groupe, l’Afro Blues Band, qui en faisait des reprises.” C’était l’âge d’or des grands orchestres, et celui qui a été bercé depuis tout petit par la tradition mandingue que lui chantait sa mère, va intégrer les rangs du Super Rail Band aux côtés de Mory Kanté et Salif Keita. Son doigté si particulier fait déjà des merveilles aux claviers, électriques et éclectiques, inspiré à l’époque par le toucher jazz-funk d’un Jimmy Smith. “Une de mes inspirations. Il a fallu cinq ans pour me défaire de son phrasé et créer le mien, qui porte la tradition”. C’est cette touche-là qui fera sa différence de style, présente depuis la fin des années 70 (époque de son exil en Côte d’Ivoire pour cause de junte militaire, synonyme d’ennuis politiques pour celui qui fut plusieurs fois emprisonné) sur une foule d’enregistrements.

Au gré des vingt-cinq dernières années, on retrouve la patte de Cheick Amadou Tidiane Seck chez les fameux Ambassadeurs, Mory Kanté, Thione Seck, Touré Kunda, Salif Keita (“Soro”, “Amen”, “Folon”), Joe Zawinul (“My People”), Graham Haynes (“The Griots Footsteps”, “Transition”) et lors des explorations expérimentales du côté de la jungle londonienne avec MarK Gilmore (Drum FM)… La liste est longue, non exhaustive. Pour autant, s’il est reconnu par ses pairs autant pour ses qualités d’arrangeur, compositeur que ses capacités d’instrumentiste, il reste méconnu du grand public. Il lui faudra attendre le pianiste de jazz Hank Jones pour que sa personnalité se révèle enfin. “Ce vieux monsieur m’a tendu la main. Ce n’était pas rien : un ancien me faisait confiance en me confiant une tâche énorme. Et il n’a pas hésité une minute à me créditer à la hauteur de mon travail.” Ce fut le magnifique “Sarala”, rencontre entre traditions jazz et mandingue pour laquelle Cheick Amadou Tidiane Seck devait recruter les musiciens, sur laquelle il signera en fait les arrangements, des plus sophistiqués. Depuis, ce disque est devenu un classique. Depuis bientôt dix ans, on attendait la suite.

Entre-temps, il n’a pas chômé, menant dès que possible sa musique sur scène, partant trois mois à UCLA en Californie pour enseigner sur le thème “ Rencontre entre la musique ouest-africaine et le jazz ”, multipliant encore et toujours les croisements (à Paris avec le Prime Time d’Ornette Coleman, à Essaouira avec les Gnaouas, à New York avec les artificiers de la scène down-town, avec aussi ses vieux amis Amadou et Mariam…). Difficile de résumer une telle carrière, qui part dans tous les sens, qui ne perd jamais le fil de ses désirs et idées. Pour preuves, son ultime fait d’arme est ô combien symbolique de son besoin de rester sur le terrain de la scène, histoire de ne pas oublier la réalité de son pays, lui qui vit à Paris depuis 1985. Il était à l’initiative de Jam Sahel, nuit de musiques en tout genre où se bousculèrent tous les “ guerriers ” dans la place. Show bouillant devant. Et ce au profit de l’association SOS Sahel, créée par le Président Senghor, qui vise à lutter contre la désertification en récoltant des fonds. “ Nous reviendrons tous les ans, le 17 juin. ” Rendez-vous est pris.

Pour patienter, revenons à l’objet tant attendu, depuis tant d’années. Une galette qui a commencé à prendre forme en 1999, qui s’est terminée en 2003. Le temps d’accueillir tous les complices, enregistrés entre Paris, New York et Los Angeles. Le bien nommé “Mandingroove”. Un titre qui fait double sens, corps et âme pour paraphraser Ellington, qui rappelle qu’il est important de faire danser ses pieds, sans oublier de nourrir sa tête. “Soit tout ce qui vibre et qui vit en moi. Ce disque me définit au plus juste, c’est le terrain de toute une vie de musiques. C’est pourquoi il y a beaucoup d’invités, même si bon nombre de mes amis ne sont pas présents. Il parle de ma faculté à me fondre dans la diversité des courants musicaux que j’ai traversés. Il y a une part de tradition, une autre de création. Et toujours l’envie d’être les deux pieds dans la musique populaire, mais avec des ouvertures plus contemporaines. J’essaie de créer ma propre synthèse de tout ce que j’entends, des modes orientaux aux rythmes électroniques. Je suis comme un grand magnéto qui capte tout ce qui (se) passe : rythmique, mélodique, harmonique…” Il suffit de tendre l’oreille pour comprendre ce don d’ubiquité, ce dont il s’agit.

Une musique puissamment enracinée, mais naturellement ouverte à tous les vents. Qui suinte l’urbanité, mais qui se souvient des sillons profonds de la campagne. Une thématique qui témoigne de son identité, haute en couleurs, mais nourrie de valeurs universelles. Une musique de fêtes, de retrouvailles, mais aussi de colère, qui n’oublie pas de porter un message en ces temps incertains. CATS – acronyme qui va à ravir à ce félin qui caresse et déchire - a beaucoup de choses à dire, entre les lignes d’un univers riche, aux croisements de bien des mondes. Eclectique, bien entendu. Insensé, malentendu. Voilà le propos de cet album, touffu chemin si loin des autoroutes actuelles, peuplé de voix de femmes et paroles engagées, habité d’individualités (César Anot, Mao Otayeck, Marque Gilmore, Ali Wagué, Moriba Koïta, Daniel Moreno, Frank Lowe, Mama Keita, Chico Freeman, Craig Harris, Guy Nsangué, Michel Alibo, Mama Kouyaté, Pibo Marquez, Lansiné Kouyaté, Moussa Sissokho et beaucoup d’autres…) au service du son collectif, transcendé bien souvent par ce maître de céans, parsemé d’interludes, de moments légers et d’instants plus graves, histoire de voyager au plus loin, et en rythmes s’il vous plaît. Cette densité ne fait qu’écho à la complexité du monde actuel, qui rejaillit sur chacun de nous. Chaque titre constitue une pièce essentielle de ce puzzle, éclaté et éclatant, qu’est la personnalité affirmée de ce Toucouleur né à Ségou, élevé dans la ferveur de la décolonisation, grandi sur la planète musique. En somme, un homme du monde.

 
D 12/05/2004